"Paroles sans papiers" ou la parole retrouvée
Posté par We Do BD
Etre sans-papiers, c'est d'abord vivre dans le silence, le silence auquel oblige la clandestinité. Parfois, les sans papiers sont mis en lumière dans les médias, au gré d'une action collective, mais là encore, on n'entend pas leur voix particulière. L'album Paroles sans papiers paru chez Delcourt, leur donne cette voix avec brio.
Neuf auteurs, et non des moindres (Lorenzo Mattotti, Gipi, Frederik Peeters, Pierre Place, Alfred, Brüno, Kokor, Jouvray et Cyril Pedrosa), prêtent leur plume à neuf témoignages, tous plus poignants les uns que les autres. Au fil des pages on découvre la réalité brutale du refoulement à la frontière espagnole, des marches dans le désert marocain, de la violence administrative, ou encore de l'exploitation sans scrupule de la misère des clandestins.
Les récits sont à la fois sobres et poignants, de même que les dessins qui les illustrent. Ainsi, dans "Esclavage ordinaire", Brüno dessine l'histoire de Mariem, sénégalaise arrivée clandestinement en France à l'âge de 13 ans. Le décor est posé : un appartement propret, une cuisine, une salle de bains, et puis surtout, beaucoup de produits ménagers, un aspirateur, une serpillière. C'est là que Mariem travaille "gratuitement" pour une tante qui la cache et la bat. Ses mots s'égrainent sur les images d'un ordre tranquille.
La force de cet album est qu'en donnant une voix aux sans papiers, il leur donne une réalité plus prégnante que n'importe quel documentaire. Il donne aussi la complexité de chaque situation, et met en lumière la confrontation toujours absurde et brutale entre des vies singulières et une administration qui voit difficilement les détails.
Ces témoignages pourraient se suffire à eux-mêmes. Toutefois, l'album ne s'arrête pas là : entre chaque récit, on peut lire des citations de personnalités politiques, d'intellectuels ou d'artistes. A la fin de l'ouvrage, on trouvera un dossier très bien fait sur l'immigration en France et en Europe.
Il est naturel qu'un livre qui invite à la prise de conscience politique s'accompagne d'un discours militant. Néanmoins, on peut s'interroger : se peut-il qu'il nuise au propos ? Par exemple que penser de la mise en parallèle, sans contextualisation, d'un extrait d'une loi antisémite de Vichy et d'un extrait de la loi Debré sur l'immigration ? L'absence de nuance de ce genre de comparaison empêche de rentrer complètement dans le sujet. Il vient contredire toute la subtilité des témoignages qui le précèdent.
Malgré ce bémol, "Paroles sans papiers" reste un excellent album, tant par la puissance de son sujet, que par la virtuosité de sa réalisation. A ne pas manquer !